Tunisie: Harcèlement et attaques contre les défenseurs des droits humains
Paris-Genève, le 18 mars 2021 – Depuis les manifestations organisées en janvier dernier dans le cadre de la commémoration des 10 ans de la révolution tunisienne, les attaques contre de nombreux défenseurs des droits humains, en particulier des militants LGBTQ+, se sont intensifiées. L’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme (OMCT-FIDH) s’inquiète de l’augmentation de cette violence et appelle les autorités tunisiennes à cesser tout harcèlement et à libérer immédiatement les défenseurs détenus.
Dans les semaines qui ont suivi le 14 janvier 2021, jour de la commémoration de la révolution tunisienne, des groupes de jeunes issus de quartiers défavorisés ont manifesté dans la rue afin de dénoncer leur marginalisation économique et politique ainsi que les violences policières et l’impunité régnant en Tunisie. Dans une vague de répression de ces protestations, les autorités ont procédé à l’arrestation de près de 1500 manifestants, souvent violemment, les ont interrogés sans avocat, et ont contraint certains d’entre eux à signer des procès-verbaux. En réaction à cette répression et en soutien aux victimes, de nombreux défenseurs des droits humains sont descendus à leur tour dans la rue. La riposte sécuritaire et le harcèlement de ces acteurs se sont intensifiés, accompagnés d’autres arrestations arbitraires, en particulier à l’égard de membres de DAMJ, Association tunisienne pour la Justice et l'égalité, déjà fréquemment harcelés ces dernières années pour leur défense des droits des personnes LGBTQ+.
Badr Baabou, président et cofondateur de l’association DAMJ, a été violemment attaqué le 10 mars 2021 par quatre individus non identifiés à Tunis, sous le regard d’une patrouille de sécurité. Harcelé à plusieurs reprises et menacé de mort, Badr Baabou a aperçu, début février, un officier de police roder plusieurs fois devant son domicile à Gabes. Il a par ailleurs été victime de plusieurs cambriolages depuis 2018, qui ont causé de sérieux dommages matériels, ainsi que le vol de divers effets personnels contenant des données sensibles tels que l’ordinateur de l’association, des disques durs externes, et une caméra. Les responsables ont également cambriolé le domicile d’autres membres de DAMJ, et harcelé la sœur et le propriétaire du domicile du président de l’association.
Marwen Bendhiyafi, membre de la Ligue Tunisienne des Droits Humains (LTDH), a été arrêté à la suite d’une manifestation tenue le samedi 6 mars 2021 dans la capitale tunisienne. Essayant d’empêcher l’arrestation d’un autre activiste, il a été agressé et conduit au poste de police du 7ème à Tunis où il a été libéré après l’arrivée de ses avocats.
Mehdi Barhoumi, Mondher Soudi et Sami Hmid. Mehdi Barhoumi, membre de l’ONG International Alert, Mondher Soudi, membre de l’association Cartographie citoyenne, et Sami Hmid activiste indépendant, ont été libérés le 8 mars 2021 dans l’attente de leur procès devant le tribunal cantonal de Tunisie, vraisemblablement pour « outrage à agents et voies de fait sur un agent public ». Arrêtés le samedi 6 mars 2021 alors qu’ils passaient la soirée sur le toit de l’immeuble de l’un d’entre eux, les activistes sont accusés d’avoir lancé des projectiles et proféré des insultes contre les syndicats de police, sans chef d’accusation exact. Au commissariat, sans même avoir été interrogés, ni avoir eu l’opportunité de se défendre, les trois suspects ont été sommés de signer les procès-verbaux sans pouvoir les lire, ce qu’ils ont refusé de faire. Les trois détenus n’ont par ailleurs reçu aucune notification de leur droit à une expertise médicale. Transférés au centre de garde à vue de Bouchoucha dans la nuit, ils ont été transférés au tribunal le lendemain matin où ils ont été interrogés sans avocats par le procureur. Ayant pu consulter ultérieurement ces PV, les avocats ont en effet découvert qu’ils mentionnaient la renonciation, par les détenus, à leur droit à une représentation légale.
Rania Amdouni, artiste, militante queer et membre de DAMJ, a été condamnée le 4 mars 2021 par le tribunal cantonal de Montfleury à 6 mois d’emprisonnement et 18 dinars d’amende pour outrage à fonctionnaire public sur la base de l’article 125 du Code pénal. Arrêtée le 27 février 2021, alors qu’elle est la cible d'une campagne de dénigrement alimentée par des syndicats policiers et qu’elle est harcelée et menacée depuis des mois, notamment par la police dans la rue et sur les réseaux sociaux, en raison de son activisme. Le jour de son arrestation, elle venait une nouvelle fois d’être insultée dans la rue par un policier. Se rendant au poste de police le plus proche avec un avocat pour porter plainte contre l’agent, elle a été accueillie par huit policiers qui l’ont insultée, menacée et humiliée en raison de son genre, tout en refusant d’enregistrer sa plainte. Protestant contre ce traitement à la sortie du poste de police, elle a été arrêtée et placée en garde à vue.
Un grand mouvement de soutien a pris place depuis sa condamnation. Le 17 mars 2021, après 18 jours de détention à la prison pour femmes de Manouba, le tribunal de Tunis a libéré Rania Amdouni en appel, et l’a condamnée à une amende de 200 dinars (61 EUR).
Assala Mdawkhy, employée au bureau de DAMJ à Sfax, a, à plusieurs reprises durant la semaine du 22 février 2021, vu des voitures de police se garer devant son domicile et son bureau. Le 23 février, la porte du bureau de DAMJ, ainsi que l'armoire de documentation des dossiers de l'association avaient été endommagées. Face à ces intrusions, au harcèlement et aux arrestations policières d’autres membres de l’association, elle s’est abstenue, durant 10 jours, de se rendre sur son lieu de travail.
Ayoub Boulaabi, membre de DAMJ, a été condamné le 17 février 2021 à cinq mois d’emprisonnement avec sursis par le tribunal de première instance de Tunis pour outrage et violence sur un fonctionnaire public. Kidnappé et arrêté dans la rue par la police le 8 février 2021, vraisemblablement en raison de sa participation à des manifestations organisées par l’association, il a été placé en garde à vue, puis 10 jours en détention provisoire, sans accès à un avocat ni à sa famille. Ses proches l’ont cherché sans succès dans tous les postes de police de Tunis. La LTDH a alors localisé Ayoub au centre de garde à vue de Bouchoucha, connu pour ses conditions insalubres et sa surpopulation.
Hamza Nasri est activiste et coordinateur des programmes de DAMJ sur la promotion des droits des personnes vulnérables à Tunis. M. Nasri a été arrêté le 18 janvier 2021 pour sa participation à une manifestation organisée en réaction à la détérioration de la situation économique dans le pays. Il a été libéré sous caution le 20 janvier 2021 après avoir comparu devant le tribunal de première instance de Tunis. Le défenseur sera par ailleurs jugé pour « atteinte à la moralité publique » fin mai 2021, en raison de sa participation, le 8 décembre 2020, à une manifestation pacifique condamnant un discours de haine contre le mouvement LGBTQ+ et le mouvement féministe prononcé au Parlement tunisien. Lors de cette manifestation, Hamza Nasri avait été arrêté par la police tunisienne et détenu 48 heures au centre de détention de Bouchoucha pour "atteinte à la propriété d’autrui".
Ahmed Ghram, membre de la LTDH et blogueur, concentre son travail sur la promotion des droits des jeunes à Tunis. Il a été arrêté et détenu le 17 janvier 2021 pour « incitation à la désobéissance civile » en raison de postes publiés sur Facebook en soutien aux manifestants pacifiques détenus arbitrairement, et acquitté en février 2021 par le tribunal correctionnel de Tunis.
Saif Ayedi, membre de l’association DAMJ libéré sous caution, sera jugé le 30 mai 2021 pour « atteinte à la propriété d’autrui », comme l’activiste Hamza Nasri. Depuis sa participation à une manifestation le 8 octobre 2020, le défenseur a été arrêté et détenu à plusieurs reprises, et a été harcelé en raison de sa participation à diverses manifestations pacifiques. Les agents de polices ont par ailleurs stationné à plusieurs reprises devant sa maison et fouillé son domicile sans mandat.
L’Observatoire dénonce le harcèlement des défenseurs des droits humains en Tunisie, et plus spécifiquement la persécution systématique des militants LGBTQ+, et appelle les autorités tunisiennes à libérer immédiatement et inconditionnellement les défenseurs arbitrairement détenus en raison de leur activisme pacifique, et à cesser le harcèlement judiciaire à leur encontre.
L’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme, partenariat de la FIDH et de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), a vocation à protéger les défenseurs des droits de l’Homme victimes de violations et à leur apporter une aide aussi concrète que possible. L’OMCT et la FIDH sont membres de ProtectDefenders.eu, le mécanisme de l’Union européenne pour les défenseurs des droits de l’Homme mis en œuvre par la société civile internationale.