28.03.17
Rapports

Manon Loizeau : Donner la parole aux victimes du silence

Manon Loizeau a de nouveau été primée parl’Organisation Mondiale Contre la Torture (OMCT) au Festival du Film et ForumInternational sur les Droits Humains (FIFDH) pour son documentaire SilentWar.

Dans ce film artistique et poétique co-écrit avecAnnick Cojean, elle donne la parole à quatre femmes syriennes victimes de viol utilisépar le régime de Bachar el Assad contre ses opposants.

Dès le printemps 2011, dans le contexte derépression d’une vague de contestation populaire qui a dégénéré en une guerrecivile coutant la vie à au moins 290 000 personnes, les femmes sont utiliséespour atteindre ceux qui demandent le départ de leur dirigeant. Lorsque le violest pratiqué sur ordre – ou avec le consentement – de l’État, il estconsidéré comme une forme de torture.

Arrêtées chez elles, à des check points, oudétenues en prison ou ailleurs, elles sont toutes systématiquement violées parles milices – parfois devant des témoins de leurs familles – de manièreorganisée par les autorités, contribuant au climat de terreur ambiant. Les estimationsvont jusqu’à 50 000 femmes violées.

Manon Loizeau est une journaliste franco-anglaisedont le documentaire Tchétchénie,une guerre sans traces sur lasituation en Tchétchénie au début des années 2000 lui a déjà valu le prix OMCTau FIFDH 2015.

Elle a à son actif plus de 40 films et reportages,s’étant intéressée au conflit russo-géorgien d’août 2008, aux révolutionsurbaines en Iran, ou encore à l’infanticide en Asie signant LaMalédiction de naître fille,pour lequel elle a remporté en 2006 le Prix Albert-Londres.

OMCT : Vous êtes une habituée des thématiquesdifficiles. Pourquoi avoir choisi cette thématique cette fois ?

Manon Loizeau : Depuis que je fais des films, 15 ans maintenant,j’essaye toujours de trouver et de faire entendre des voix qu’on n’entend pas.Cela a commencé avec la Tchétchénie, La Tchétchénie était un peu devenue uneobsession parce que j’ai passé près de 20 ans à y aller. J’y suis retournée etje voulais faire ressortir des voix au moment ou plus personne n’en parle. Maisc’est aussi ce que je suis allée chercher au Yémen pendant la révolution, enIran également aussi pour y apporter des petites caméras pour que les femmesIraniennes les fassent rentrer clandestinement et filmer pendant 2 ans pourréaliser un film ensemble.

OMCT : Et là vous vous êtes intéressée à laSyrie.

Et puis sur laSyrie, j’y suis allée deux fois au début de la guerre en 2011. Pendant quej’étais à Homs, c’était censé être une révolution et on s’est retrouvés enpleine guerre, à franchir l’allée des snipers. Au bout de quelques jours, on medit qu’il y a des femmes qui sont sorties de prisons, qu’on été violées et quiacceptaient d’en parler. Ce sont des hommes syriens qui me disent ça. Ils me disaient, ça serait bien qu’elles teparlent, mais tu sais, chez nous c’est tabou.

OMCT : Puis vous avait fait unerencontre ?

Et puis je suisallée dans une famille, je savais qu’une des femmes qui étaient là avait été violée.Mais elle n’a pas voulu s’exprimer en fait, elle a eu peur, peur des regards.Et depuis, j’ai eu l’envie d’en faire un film. C’est vrai que toutes ces années,j’ai fait beaucoup de choses. La Tchétchénie, et puis je suis aussi devenuemaman. Mais je n’ai jamais oublié cette femme. Je ne savais pas quelle femmec’était. Mais jevoulais racontercette histoire. Et en même temps les syriens me disaient : impossible, cafait trop peur.

OMCT : Comment expliquez-vous cettepeur ?

Parce quejustement quand le régime arrête les femmes et les viole, quand elles sortent,elles sont soit rejetées par leurs familles, mises à la porte, soit ellesdoivent être emmurées dans un silence pour être acceptées. Et il y a trèssouvent des crimes d’honneur.

OMCT : C’est la recette idéale de l’impunitépour le régime de Bachar el Assad !

Ces femmes nevont pas aller porter plainte, faire les démarches parce qu’elles ont honte. Ily a aussi toute une stigmatisation, il y en a qui pensent qu’il ne faut pas enparler. Et puis il y a toute la société, c’est de nouveau risquer d’être rejetéeet exclue.

Donc c’est uncrime parfait car elles ne pourront jamais raconter ce qui leur arrive dans lesprisons. Ils leur arrivent des choses aussi horribles que les tortures sur leshommes, mais il y a des viols en plus – et dans la société syrienne c’estun tabou absolu.

D’après ce qu’onsait, c’est qu’il y a plus de 80% de femmes qui ont été en prison, qui sontviolées. Le régime s’en est vraiment servi dès le début de la révolution.Finalement c’était : on arrête des femmes pour briser les familles parcequ’on sait ce que ca représente. Briser le clan, pour que les combattants aussise rendent. Elles ont servid’instrument, et c’est ce qu’on appelle le viol comme arme de guerre.

OMCT : Le viol en temps de guerre on en abeaucoup parlé en RDC, au Rwanda, en Ex-Yougoslavie. Comment vous expliquez quel’on n’en ait pas parlé en Syrie?

Parce qu’il y acette chape de plomb, d’une part par la brutalité du régime, et d’une partparce qu’on a été quand même assez impuissants depuis 6 ans et qu’on a pas faitgrand chose.

OMCT : Et le comble de l’horreur c’est ce quel’on définit comme la "double peine" pour ces femmes ? Ce n’est pas pareilpour les hommes...

Il y a descombattants de l’armée libre dont les femmes ont été arrêtées parce que (leursmaris) étaient membres dans l’armée libre. Elles ont été violées et elles sontressorties, et mises à la rue par leurs maris alors qu’elles ont été arrêtéeset violées à cause d’eux.

Certaines dont onne voit pas le visage (dans le film), sont encore avec leurs maris, mais lesmaris ne savent pas. Elles sont emmurées dans ce silence, donc finalement leshommes qui sortent des prisons de Bachar, qui s’exilent, eux, ils peuventtémoigner.

Il y a tous cestémoignages accumulés – des dizaines de dizaines de témoignages – mais elles,ne peuvent pas parler. C’est vraiment la double peine.

Et quand l’unedes femmes personnages du film dit, on est coincées entre la répression et labarbarie du régime, et cet étau de la société, qu’est-ce qui nous reste ?Rien, mourir en silence.

OMCT : Qu’est-ce qui fait tenir cesfemmes?

Ce qui les tient envie ce sont leurs enfants. Elles n’ont rien, rien pour survivre, aucune aidepsychologique. C’est très compliqué.

L’ONU n’a rienfait, nous avons rien fait. Et c’est peut-être le fait qu’il n’y ait plusd’espoir qui finalement, fait qu’elles ont osé lâcher ce cri de désespoir. Oserparler et briser ce tabou. Briser la peur aussi.

OMCT : Mais ces femmes sont-elles uniquementdes victimes ?

Si elles sortenten vie c’est un miracle. Il y en a beaucoup qui meurent.

C’est une sociétéqui condamne la femme violée. Or ondevrait traiter ces femmes encore plus comme des héroïnes – plus que les hommes­­– parce que souvent elles se sont fait arrêter à cause de leurs hommes. Maiselles sont là, encore debout.

Celles qui parlentà visage découvert dans le film ces sont des femmes qui ont déjà été reniéespar leurs familles, ou comme l’une d’elles qui a perdu toute sa famille, maiselles prennent un grand risque.

« On est pasune honte, nous sommes un honneur », elles disent. Et c’est vraiment ça,ce sont des femmes debout, malgré le fait qu’elles mentent, ou qu’elles fontdes tentatives de suicide.

OMCT : Maintenant que nous avons cestémoignages, qu’attend-on pour demander la libération des femmes ?

Ce qui se passedans les geôles de Bachar al-Assad c’est un crime contre l’humain. On devraitêtre en position de demander la libération des femmes, on devrait être enposition de dire que l’on a les noms des bourreaux, la description de leursvisages, le nom des prisons dans lesquelles elles étaient, on a beaucoup denoms.

Les femmesvictimes connaissent les noms de leurs bourreaux, ils n’ont jamais caché leursvisages. Souvent, comme dans les petites villes comme Deraa, les gens seconnaissent, ils connaissent la famille, et on sait où il habite. C’est facilede retrouver ceux qui ont fait ça. En Jordanie, il y a un avocat qui fait untravail incroyable en recueillant les témoignages des femmes qui sortent deprison. Elles témoignent sous anonymat mais j’ai vu sa base de données, c’estd’une valeur inestimable.

Elles ont eu lecourage de nous raconter, elles ont fait passer leur message. Maintenant c’està nous de faire suivre ses messages à des décideurs.

Propos recueillis par Lori Brumat (lb@omct.org +41 22 809 49 33) – Photo/vidéo: Loris Junod
À propos de l’Organisation Mondiale Contre la Torture(OMCT)

L’OMCT est partenaire officiel du FIFDH, qui s’est déroulé cette année du 10 au 19 mars, des cinéastes et personnalités internationales et des débats publics de haut niveau parallèles au Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Pour plus d’informations sur le palmarès, clicker ici.

Le prix de l’OMCT récompense de 5 000 francs suisses un documentaire particulièrement engagé en faveur des droits humains. Cette année encore, 11 films concourraient dans la catégorie du prix OMCT. L’année dernière, l’ OMCT a décerné son prix à Voyage en Barbarie de Cécile Allégra.L’OMCT est l’abréviation de l’Organisation MondialeContre la Torture – en français, puisque l’organisation créée en 1985 a sonsiège social à Genève, en Suisse. L’OMCT collabore avec une coalitioninternationale de plus de 200 organisations non gouvernementales – le réseauSOS-Torture – pour lutter contre la torture, les exécutions sommaires, lesdisparitions forcées, les détentions arbitraires et toutes autres peines outraitement cruels, inhumains et dégradants dans le monde.

Elle offre aussi de l’assistance légale, médicaleet financière aux victimes de torture à travers son réseau.

Pourde plus amples informations, veuillez consulter le site www.omct.org.

Rejoigneznotre campagne pour les victimes de torture #HumansAgainstTorture sur www.joinhat.org.